Le symbiocène : repenser notre relation au monde

Publié le 09/12/2025

Symbiocène et solidarité internationale

Un article issue de la revue n°57 “Célébrer la Solidarité, des clés pour continuer d’agir”

Photo : H3mins / Pexels

Une interview de Sébastien Minchin

Sébastien Minchin est Directeur du muséum d’Histoire Naturelle de Bourges depuis 2017

La notion de « symbiocène » que vous évoquez semble moins un concept qu'une posture face au monde. Est-ce bien cela ?

Oui, complètement. Le symbiocène, c'est d'abord une manière d'être au monde. Il invite à changer de regard, à sortir du paradigme de la compétition, du court terme et du contrôle pour aller vers la coopération, la confiance et le temps long. Nous vivons dans une société où l'humain s'est peu à peu détaché de la nature, persuadé qu'il peut tout maîtriser. Or, accepter de ne pas tout comprendre, de ne pas tout dominer, c'est déjà entrer dans cette logique de symbiose avec ce qui nous entoure.

Par exemple dans mes expériences, notamment autour de la restitution des têtes maories à la Nouvelle-Zélande, j'ai pu mesurer combien la mort reste une question que nos sociétés occidentales cherchent à contourner. Nous voulons classer, définir, maîtriser : est-ce un reste humain, un objet patrimonial ? Or, en sortant de la logique muséale, on découvre que ces interrogations sont les mêmes dans le Code civil. Cette incapacité à accepter la perte de contrôle, à vivre avec l'incertitude, traverse tout notre rapport au vivant.

Le symbiocène suppose donc de « faire confiance à l'autre », même quand cet autre est inconnu ?

Exactement. Coopérer ne signifie pas forcément comprendre. Il s'agit d'entrer en relation avec ce que nous ne connaissons pas, qu'il s'agisse d'une autre culture, d'un écosystème ou d'un microbiote. En relations internationales, on dit souvent qu'il faut comprendre l'autre pour coopérer ; or, dans le symbiocène, on apprend surtout à faire confiance. C'est la même logique dans la relation au sol : nous ignorons presque tout de la vie microscopique qu'il abrite, mais nous pouvons quand même entrer en dialogue avec elle, à notre manière.

Cette ouverture inclut en effet les « territoires invisibles », qu'ils soient humains, non humains ou immatériels…

Oui, et c'est ce que nous explorons avec l'artiste Sandrine Salzard dans le cadre de Bourges 2028. Le Berry, terre de croyances et de traditions populaires, est un terrain idéal pour interroger ce lien entre savoirs rationnels et héritages immatériels. Ce qui est fascinant, c'est que de plus en plus de scientifiques reconnaissent la valeur des savoirs autochtones. Francis Hallé, par exemple, raconte combien les récits oraux des habitants des forêts tropicales nourrissent sa propre compréhension scientifique. Il ne peut pas toujours les prouver, mais ils ouvrent des perspectives.

La science apprend à réintégrer l'irrationnel, à accepter que tout ne soit pas démontrable. Notre culture a longtemps opposé rationalité et intuition. Pourtant, certaines traditions ont su les faire coexister. À Cuba, il est courant qu'un médecin hospitalier collabore avec un praticien de médecine naturelle. Aux États-Unis, à Cleveland, l'un des plus grands hôpitaux a intégré, dès son origine, un cercle de guérisseurs amérindiens au sein même de son institution. Ces approches ne se contredisent pas, elles se complètent. La coopération, encore une fois, devient le moteur d'un savoir partagé.

Dans cette vision, quelle place tient la coopération internationale ?

Elle est essentielle. Face aux défis globaux, il n'y a que trois issues possibles : la disparition de l'humain, le fantasme technologique de la fuite vers Mars, ou l'acceptation de notre destin commun sur Terre. La coopération internationale est la seule voie qui permette de construire ce « monde d'après »
en échangeant sur nos relations au vivant et sur la manière dont nous voulons habiter cette planète. C'est, par exemple, ce que nous voulons faire avec Bourges 2028 : inviter des représentants autochtones à partager leurs récits du monde, car ils représentent moins de 10 % de l'humanité mais protègent 90 % de la biodiversité.

Cela suppose aussi de repenser la solidarité internationale, souvent marquée par un rapport inégal entre « Nord » et « Sud ».

Absolument. Nous devons sortir de la logique selon laquelle le Nord aide le Sud. La coopération doit être horizontale. Le Sud a beaucoup à nous apprendre : d'autres manières de faire, de penser, de transmettre. Glenn Albrecht, le philosophe et écologue australien qui a forgé le terme de « symbiocène », l'a bien compris. Il a observé l'éco-anxiété croissante de ses étudiants et les a emmenés vivre plusieurs mois avec des communautés aborigènes. Ces peuples ont traversé la colonisation, la mondialisation, les crises sanitaires ; ils ont perdu, souffert, mais ont toujours su s'adapter et transmettre. C'est cette résilience qu'il faut écouter.

Symbiocene Sebastien Minchin

Photo : Sébastien Minchin

Le monde de la solidarité fonctionne souvent à travers des « projets » structurés, avec des objectifs et des échéances. Ce cadre est-il compatible avec le symbiocène ?

Oui, à condition que le projet ne soit pas figé. Tout dépend de la confiance entre les personnes. Ce n'est pas la « recette » qui compte, mais l'adaptation au territoire, humain et non humain. Chaque lieu a ses contraintes, son héritage, ses potentialités. L'enjeu n'est pas de sauver le monde, mais de l'adapter pour le rendre viable et désirable pour les générations futures. Le symbiocène n'est pas un mille-feuille d'objectifs ; c'est un système vivant, où tout se relie, se transforme, se réinvente.

Vous avez récemment expérimenté cette approche avec des lycéens de Bourges. Que vous ont-ils appris ?

Nous leur avons demandé comment rendre leur établissement plus “symbiocène”. Après quelques échanges, une élève a dit : « Ce qui m'énerve, c'est la sonnerie. » Ce détail a déclenché un débat passionnant sur le rapport au temps, au stress, à la compartimentation des savoirs. Et si on supprimait la sonnerie ? Si les cours n'étaient plus découpés par disciplines, mais vécus de manière transversale ? En vingt minutes, ils ont esquissé une vision de l'école du dehors, plus fluide, plus vivante. C'est exactement cela, le symbiocène : relier des idées, des contraintes, des intuitions, pour faire émerger du sens.

Finalement, le symbiocène est moins un concept qu'une méthode pour transformer notre manière d'agir.

Oui, une méthode et un récit. Elle nous dépasse, parce qu'elle relie. Tout est connecté, tout peut devenir un point d'appui pour inventer autre chose. Ce qui semblait une contrainte devient une ressource, ce qui paraissait impossible devient un objectif. Et, surtout, elle redonne confiance. En réalisant que nous pouvons agir, ici et maintenant, nous sortons du sentiment d'impuissance. Nous retrouvons la capacité d'espérer, de créer, de coopérer.


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