Publié le 10/06/2023
Photo : Sanjoy Saha / Unsplash
Interview de Boris Martin, Chef de la revue Alternatives Humanitaires.
Boris Martin est rédacteur en chef de la revue Alternatives Humanitaires depuis 2016 après avoir travaillé durant une quinzaine d'années à Médecins du Monde. Il est également éditeur-rewriter indépendant et auteur. Ila écrit plusieurs ouvrages consacrés à l'action humanitaire dont Critique de la raison humanitaire et L'Adieu à l'humanitaire ? Les ONG au défi de l'offensive néolibérale. Il est également l'auteur de récits comme C'est de Chine que je t'écris…, Chronique d'un monde disparu ou encore L'Iconoclaste, et d'une fiction : Hong Kong, un parfum d'éternité.
Boris Martin : Nous ne sommes pas à proprement parler une ONG humanitaire, mais c'est le cas de la plupart des partenaires qui nous soutiennent, donc nous portons évidemment toutes les valeurs qui fédèrent notre secteur, au premier rang desquelles l'engagement citoyen et l'indépendance. Nous venons de là, je dirais, de cet humanitaire français qui s'est longtemps incarné dans la fameuse formule des « French doctors » ou celle des « sans frontières », mais qui va bien au-delà aujourd'hui évidemment. Et c'est d'ailleurs une des valeurs défendues par notre revue que de dialoguer avec les autres manières de faire, de voir et de penser l'humanitaire – la solidarité internationale, disons. Cela se décline dans d'autres valeurs, qui sont aussi reflétées dans notre ligne éditoriale : créer un espace de dialogue entre les praticiens et les chercheurs, qu'ils soient du Nord ou du Sud, le tout en français et en anglais puisque notre revue est bilingue. Notre objectif est de favoriser la réflexion du secteur humanitaire sur ses pratiques et son évolution.
Boris Martin : C'est sans aucun doute une préoccupation permanente de la plupart des médias français, parce que le mouvement associatif est fort et qu'il a la capacité de se projeter sur des terrains de conflits ou de catastrophes naturelles. Reste que ce traitement est trop souvent soumis au diktat de l'émotion et qu'il va insuffisamment en profondeur. Dès qu'il y a une catastrophe ou un conflit violent, on en parle pendant 3 jours, 1 semaine ou 1 mois et puis cela disparaît de nos journaux, des écrans de télé. On nous explique qu'il y a eu un glissement de terrain, 300 morts, et puis on oublie. On nous dit qu'il y a eu une lutte acharnée entre des chefs de guerre, 10 000 morts, et cela disparaît. En somme, on assiste à des réactions « modernes », brèves et temporaires, sur des ressorts anciens, ceux de la compassion. Mais c'est aussi trop souvent une manière de vanter la solidarité du Nord, en oubliant bien vite les souffrances du Sud, si tant est que l'on puisse se satisfaire de ces deux qualificatifs réducteurs : Nord et Sud, cela ne veut plus dire grand-chose. Personnellement, je préfère de loin les formules de « monde majoritaire » et de « monde minoritaire » : nous sommes minoritaires à vivre dans un monde relativement démocratique, aisé et stable alors que la majorité des habitants de cette planète vit dans des pays pauvres, sous des régimes autoritaires, et soumis à des convulsions souvent meurtrières. Les
« crises humanitaires » sont souvent abordées de manière caricaturale, furtive presque, alors qu'il faudrait y accorder du temps pour expliquer les tenants et les aboutissants. Si le glissement de terrain a eu lieu, c'est bien souvent parce qu'il y a un mépris total des règles d'urbanisme alors que les pauvres, comme par hasard, habitent là. S'il y a une lutte entre « chefs de guerre » cela va peut-être au-delà, avec un régime qui a laissé se développer une pauvreté endémique et des mouvements de rébellion.
Et puis il faut prendre le temps d'expliquer la difficulté qu'ont les ONG internationales à intervenir, parce que le pays concerné ne souhaite pas voir arriver des sauveteurs étrangers et être perçu comme incapable d'aider sa population, par exemple.
Parfois même, les ONG sont quasiment inutiles parce que le pays en question a les infrastructures pour prendre en charge la catastrophe, quelle qu'elle soit. On oublie trop souvent que c'est la solidarité locale, celle des habitants et des associations du pays qui fait le plus gros du travail.
Notre revue, tout comme celle dont j'ai été responsable à Médecins du Monde, est aussi née de ce constat : on ne peut pas se contenter de « relater » les catastrophes naturelles ou humaines, il faut expliquer comment et pourquoi elles sont survenues, les conditions d'intervention des ONG et les questions qu'elles se posent en permanence, bien souvent à mille lieues des commentaires rapides des médias traditionnels. Il faut savoir prendre le temps de rentrer dans la complexité de contextes et d'une action humanitaire qui, aujourd'hui, doit composer avec cette complexité.
Reste que ce traitement est trop souvent soumis au diktat de l'émotion et qu'il va insuffisamment en profondeur.
Boris Martin
Boris Martin : Il me semble que les rédactions des médias traditionnels font un travail le plus sérieux possible s'agissant d'un conflit sur lequel plane toujours, il faut quand même le dire, le spectre d'un conflit généralisé, la troisième guerre mondiale pour le dire simplement, voire d'une menace nucléaire. Les médias, tout comme les politiques – les premiers peut-être poussés par ces derniers ont bien pris la mesure de la possible déflagration qui pouvait advenir. Je crois que tout le monde en est conscient et, en dehors de médias sensationnalistes qui parlent de la guerre en Ukraine comme d'un jeu vidéo ou d'un RDV quotidien pour entretenir la peur du chaland, j'ai l'impression qu'un certain esprit de responsabilité demeure. Reste qu'il y a deux sujets sur lesquels on peut et on doit revenir. D'abord, la question des réfugiés ou, pour être plus précis, des gens qui ont fui leur pays, en l'occurrence l'Ukraine. Si on est normalement constitué, on ne peut pas ne pas être choqué par la différence de traitement à laquelle on a assisté entre l'aide et l'accueil fournis, et à juste titre, aux personnes fuyant l'Ukraine, et ce que l'on a refusé en grande partie aux Syriens, Afghans, Somaliens et autres, traversant les Balkans puis la Méditerranée depuis au moins 2015. Comment est-il possible de démontrer de façon aussi implacable que l'on préfère, et de loin, voir arriver dans nos pays du Nord des gens blonds aux yeux bleus – pour caricaturer – plutôt que des personnes aux cheveux noirs, au teint mat et peut-être, je dis bien « peut-être », musulmans ?!
Le second point tient aussi au traitement médiatique des « crises ». La guerre en Ukraine génère une telle focalisation médiatique et financière que l'on en oublie presque que le monde continue de tourner,
et plutôt de mal tourner. Qu'en est-il des guerres au Soudan, au Yémen, de l'Afghanistan, de la Birmanie, des famines dans la Corne de l'Afrique ou de la crise économique et migratoire en Amérique centrale ? Non seulement les médias ont tendance à les traiter très rapidement, comme des faits divers, mais les bailleurs internationaux sont tellement focalisés sur l'Ukraine que les ONG peinent à faire financer leurs programmes ailleurs dans le monde. C'est un vrai problème. Les souffrances humaines sont multiples et on ne peut pas en délaisser certaines au profit d'autres, sous prétexte que le Journal de 20h nous dit pour laquelle on doit se mobiliser.
Boris Martin : Je ne vous surprendrai pas en vous répondant que c'est compliqué ! Mais c'est possible. D'abord, parce que les citoyens sont nombreux à ne pas se contenter de cette culture du sensationnel. Avec le développement des outils modernes de communication, les personnes ont aussi appris à s'en
méfier. C'est parfois au prix d'un désintérêt – « je n'écoute plus les infos » ; « j'ai arrêté Facebook » – ou au contraire d'une soif d'aller vers d'autres sources.
C'est tout le pari d'une revue comme la nôtre que de délaisser le sensationnel pour expliquer la complexité des phénomènes. Certes, nous sommes « spécialisés » sur l'humanitaire, mais l'humanitaire est aussi une manière de raconter l'état du monde, avec ses drames, mais aussi avec ses espoirs, ses aspects optimistes, ses individualités qui se battent et qui font réseau.
Boris Martin : Elles ont beaucoup évolué et je peux témoigner qu'elles s'interrogent beaucoup sur leurs pratiques, qu'elles ne sont pas les dernières à critiquer. Mais les évidences « statistiques » sont tenaces. En tout cas, on feint manifestement de croire qu'elles le sont : les conseillers en communication disent que les donateurs sont plutôt âgés, conservateurs, qu'ils sont sensibles aux images de femmes et d'enfants en souffrance, etc. Résultat, des ONG vont avoir tendance à suivre leurs préconisations et à produire une communication avec des femmes, des enfants, des couleurs chatoyantes, des regards perdus dans le vague, un geste de solidarité du sauveteur blanc, etc. Mais tout cela est en train de changer, même si ce n'est pas facile d'expliquer que l'on tourne le dos aux clichés, que l'on va prendre le temps d'expliquer les contextes, que les « sauveteurs » peuvent être européens, mais aussi africains, chinois ou indiens.
Boris Martin : Tout d'abord, peut-être, en se rapprochant des ONG de solidarité internationale et en prenant le temps de comprendre, et de répercuter, les conditions de leurs actions. Ce n'est pas seulement en faisant le portrait d'un médecin ou d'une infirmière au milieu des enfants d'un village nigérien que l'on peut comprendre la situation dans le Bassin du Lac Tchad. Il faut prendre la mesure du contexte politique et historique, interroger les personnes habitant sur place, y associer un chercheur. Encore faut-il que les rédactions acceptent de financer le reportage d'un ou d'une journaliste sur place. Car ce que l'on a observé ces dernières années, bien avant la Covid-19, c'est que les journalistes ou les photographes n'arrivaient plus à « vendre » leurs sujets de solidarité internationale dans les rédactions. C'est ce qui explique d'ailleurs que beaucoup de photographes, par exemple, ont fait des « piges » pour des ONG davantage que pour des journaux. Et puis, s'il est trop coûteux d'envoyer un reporter – que ce soit en billet d'avion ou en bilan carbone, ce qui serait aussi une très bonne raison – il faut aussi penser aux journalistes et aux photographes des pays qui peuvent faire le même travail en apportant leur connaissance du contexte tout en vivant aussi de leur travail…
Boris Martin : Les réseaux sociaux ont incontestablement favorisé la vitesse de diffusion et l'efficacité, au moins à court terme, de l'information voire des actions de solidarité internationale. Des « influenceurs » ont même réussi à mobiliser des stars et à lever des fonds incroyables pour des causes à l'autre bout du monde. Qu'en reste-t-il ? Bien souvent rien, j'en ai peur. Car la solidarité internationale – il en va de même de la solidarité dans nos pays – s'inscrit non seulement dans le long terme, mais requiert aussi des compétences et des réseaux, ce dont sont souvent dépourvues ces actions « modernes » qui ne sont qu'une déclinaison des œuvres de charité d'antan. À la seule différence que l'on atterrit en jet, que l'on distribue de l'argent et que l'on repart tout auréolé d'une action de bienfaisance qui n'aura aucune pérennité.
C'est aussi tout le risque induit des outils modernes de mobilisation, ce que l'on a appelé le « clic humanitaire » : je me promène sur internet ou je suis une « personnalité », on m'interpelle et d'un clic, je verse quelques euros. Je suis persuadé d'avoir fait une bonne action, et je passe à autre chose.
Les réseaux sociaux sont loin d'être négatifs. Car à côté de cela, de nombreuses initiatives « transversales » essaient de mobiliser les citoyens en faisant passer une information construite, qualitative, solide. Ce ne sont peut-être pas celles dont on parle le plus, malheureusement.
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Boris Martin : Spontanément, je pense au tsunami fin 2004 quand un tremblement de terre sous-marin a provoqué une vague ravageant les côtes de plusieurs pays du Sud-Est asiatique, faisant des centaines de milliers de morts. Il a eu lieu un 26 décembre, alors que dans une grande partie du monde, on fêtait la fin d'année, Noël, etc. Ces circonstances de temps et d'un événement terrifiant ont généré une mobilisation sans précédent, je pense, si bien que les médias – notamment en France – se sont improvisés collecteurs de dons, déversant par la suite des sommes faramineuses sur les pays touchés.
Boris Martin : Les limites se sont rapidement fait ressentir. L'élan de générosité était disproportionné par rapport aux besoins et même aux capacités des ONG. Médecins Sans Frontières-France a même dû demander à ses donateurs d'arrêter d'envoyer de l'argent car elle savait ne pas être en mesure de mener les actions à la mesure de tous ces fonds. Cela n'a pas manqué de froisser certaines de ses consœurs, lesquelles avaient besoin d'argent pour mener leurs propres actions. Mais la déclaration de MSF avait provoqué une sorte de démobilisation des donateurs qui hésitaient à envoyer leur argent à d'autres ONG.
Boris Martin : Je me permettrai d'abord de réagir à la notion de « crise ». Vous parlez de « crise financière, de crise climatique, de crise sanitaire », mais c'est comme si, à chaque fois, une crise venait perturber le système financier, le climat ou les établissements sanitaires, comme s'il s'agissait d'une rupture brutale dans un fonctionnement normal. Le problème, c'est que ces « crises » sont le résultat normal, souvent annoncé par des chercheurs bien des années avant, sanctionnant des dysfonctionnements affectant aussi bien la finance que le climat ou les systèmes de santé.
C'est la même chose pour les « crises humanitaires » : les crises sont souvent en germe depuis longtemps, les ONG ont beau alerter, elles ne sont pas entendues. Ce n'est que lorsque la « catastrophe » arrive, celle qui attire les médias, que l'on parle de crise humanitaire. Malheureusement, on ne peut alors que déplorer les victimes. La notion de « crise » est terrible en ce qu'elle a un effet simplificateur, la « rupture brutale » dont je parlais et qui ébranle les opinions, mobilise les médias, débloque les fonds.
C'est peut-être pour cela que l'on ne parle pas des ODD. Qui, parmi vos lecteurs, sait qu'il s'agit des Objectifs de développement durable, qu'ils sont au nombre de 17, qu'ils datent de 2015 et qu'ils sont censés être réalisés en 2030 ? C'est un peu la même chose que pour le changement climatique : cela fait des années, sinon quelques décennies maintenant, que l'on annonce un changement irréversible du climat…
Boris Martin : Si je devais simplifier, l'information est brute : c'est un fait que l'on porte à la connaissance
du public. La communication a quelque chose à vendre : un produit, une idée, et même une personne parfois, en tout cas une « personnalité ». Pour cela, la communication travestit la réalité : le produit est
forcément incroyable, l'idée révolutionnaire et la personnalité admirable. La communication a une part d'exagération, parfois même de mensonge. Mais la différence avec « l'information » n'est pas aussi évidente : l'information n'est pas forcément la vérité, elle est forcément construite. Songez à la Pravda, le journal officiel du Parti communiste soviétique. Pravda signifie « vérité » en russe, mais les informations diffusées par ce journal étaient évidemment construites, voire tronquées et falsifiées.
Boris Martin : Je ne me hasarderai pas à prédire l'avenir ! En revanche, je pense que les médias doivent prendre plus que jamais les organisations de solidarité internationale au sérieux, s'en rapprocher pour toucher du doigt des réalités qui ne peuvent que les intéresser, tout en gardant évidemment la distance critique qui doit rester la leur. Les journaux, les journalistes, les photographes ont été des compagnons de route de l'humanitaire dès le Biafra, en 1968. Cela s'est poursuivi dans les années 1970 et 1980, quand les grandes associations humanitaires françaises se sont constituées. C'étaient des journalistes qui partaient sur le terrain avec elles, pour témoigner de ce qu'elles faisaient et des souffrances des populations qu'elles assistaient. L'expression « French doctors » vient d'ailleurs, paraît-il, de journalistes anglophones qui croisaient ces médecins français dans les montagnes d'Afghanistan. Il y a un compagnonnage de longue date entre les médias et les ONG de solidarité internationale. Et s'il s'est tari ces dernières années, les uns et les autres gagneraient à renouer les liens, ne serait-ce que parce qu'ONG comme médias sont soumis à la même menace : l'emprise croissante d'un système néolibéral qui n'a qu'une ambition, à savoir faire des premières le paravent des dégâts qu'il cause, et des seconds son porte-voix aseptisé.
CENTRAIDER est un réseau régional multi-acteurs, au service de toutes les structures engagées dans des projets de coopération décentralisée et/ou de solidarité internationale (collectivités territoriales, associations, établissements scolaires, hôpitaux, universités, etc.). CENTRAIDER s'est fixé pour objectif l'amélioration des pratiques des acteurs de la coopération et la solidarité internationale.
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