Éduquer par le rugby : Ici tout est différent

Publié le 10/07/2024

Photo : Terres en Mêlées

Interview de Pierre Gony, fondateur de Terres en Mêlées.

Comment est née l’association Terres en Mêlées ?

Pierre Gony : « Terres en Mêlées » a été créé en 2011 à Toulouse et fait suite à plus de 10 ans d'expérimentation éducative que j'ai pu mener, car en tant qu'ancien joueur et entraîneur de rugby au Stade Toulousain, le club m'a donné l'opportunité de passer mes diplômes d'entraîneur et d'éducateur sportif. J'ai donc développé très jeune des compétences dans l'encadrement et l'animation socio-sportive à Toulouse, au sein du club et au sein de l'association Rebonds!. Ensuite à l'âge de 24 ans, j'ai ressenti le besoin de réaliser mon rêve qui était de faire un tour du monde à vélo avec des ballons de rugby et devenir éducateur itinérant. Des jeunes que j'avais entraînés et accompagnés dans leur parcours de vie m'ont alors dit que je ne pouvais pas partir seul, ils voulaient s'investir et s'engager à mes côtés et qu'on parte tous ensemble. J'ai donc mis de côté mon projet personnel, et c'est devenu un projet collectif. C'est comme ça qu'est né « Terres en Mêlées », d'une volonté de jeunes éducateurs toulousains de partir avec leurs ballons de rugby pour de venir éducateurs itinérants et partager leur passion et les valeurs de ce sport avec des jeunes qui vivent dans d'autres pays, avec d'autres cultures. Notre objectif à la base est d'utiliser ce sport comme outil éducatif mais aussi comme trait d'union entre des jeunes de différentes cultures, pour favoriser le vivre ensemble, et disséminer la culture et les valeurs du rugby auprès d'enfants qui ne le connaissent pas. C'est dans cette dynamique que nous avons mené notre premier projet au Maroc en 2012.

« Terres en Mêlées » est donc dès le départ un projet international, aujourd'hui dans combien de pays est présente l'association et comment fonctionne-t-elle ?

Pierre Gony : « Terres en Mêlées France » est donc née en 2011 à Toulouse et ensuite il y a eu la création de différentes associations « Terres en Mêlées » dans des pays africains. En effet, plutôt que d'être une ONG avec des antennes à l'international, nous avons préféré identifier des jeunes leaders dans les pays et nous les avons accompagnés pour qu'ils créent leur propre association Terres en Mêlées, au Togo en 2014, au Burkina en 2015, à Madagascar en 2016. Dans chacun de ces pays, ce sont des associations de droit local avec une gouvernance propre qui développent des projets d'éducation par le rugby, avec l'appui de « Terres en Mêlées France ». Pendant plusieurs années, nous avons travaillé en partenariat pour que ces jeunes associations africaines puissent porter leur propre projet d'éducation par le rugby avec des jeunes éducateurs sportifs locaux.

Le rôle de Terres en Mêlées en France a donc été un rôle d'accompagnateur : former à la culture associative, développer des contenus pédagogiques de formation pour faire monter en compétence les équipes locales et qu'elles puissent concevoir leur propre projet d'éducation par le rugby, en
fonction des problématiques identifiées sur leur territoire. Suite au COVID, on a décidé d'autonomiser ces associations africaines et d'aller plus loin, notamment sur un modèle de gouvernance partagée, donc en 2022 nous avons créé la coalition « Terres en Mêlées », qui n'a pas d'existence juridique mais qui permet à ces 4 associations, par une charte de coalition, d'être engagées toutes ensemble dans la gouvernance et la prise de décisions, qu'elles soient stratégiques ou financières.
Cette coalition a 3 objectifs :

  • Développer et coordonner de projets d'éducation au développement par le rugby à visée sociale en Afrique et dans l'Océan Indien,
  • Faire évoluer les programmes EDR (éducation au Développement par le Rugby) et concevoir des programmes de formations associés destinés à la communauté éducative africaine
  • Renforcer les capacités des associations membres de la coalition a des fins d'autonomie.

Il y a donc 4 associations « Terres en Mêlées » dont une en France et 3 en Afrique, des pays dans lesquels on peut présumer que le rugby est peu ou pas présent, comment est perçu ce sport dans ces pays ?

Pierre Gony : À Madagascar, contrairement à ce qu'on pourrait penser, la fédération de rugby est plus ancienne que la fédération française, elle a plus de 100 ans d'existence, et dans la capitale, il y a plus de 260 clubs de rugby, ce qui est le record mondial. Les stades sont pleins tous les week-end. Les 4 et 5 mai derniers Tananarive a accueilli la coupe d'Afrique féminine de rugby et l'équipe malgache a battu les kenyanes, donc il y a une vraie culture du rugby à Madagascar, même si c'est peu médiatisé car c'est un sport des « bas quartiers ». Ce sont les gens des quartiers pauvres qui se le sont approprié, donc c'est un sport qui souffre d'une mauvaise image, alors qu'il permet aux enfants de ces quartiers d'avoir accès à des éducateurs et, plutôt que de se battre dans la rue tous les week-end, ils se font des plaquages sur un terrain avec un arbitre. C'est donc une raison de vivre pour de très nombreux enfants, cela permet de lutter contre la délinquance de tous ces jeunes qui pourraient basculer et qui se maintiennent grâce à la pratique du rugby.

Au Togo, au Burkina et au Maroc, c'est un sport qui est encore trop méconnu et qui n'a pas forcément une bonne image car il vient de l'étranger, il est donc connoté, en plus d'être associé à une pratique masculine, brutale. Tout l'enjeu, c'est de casser cette image du rugby viril, violent et machiste. Nous utilisons une déclinaison du rugby adaptée au milieu scolaire : la balle ovale. Les règles sont simplifiées, les joueurs ou joueuses sont moins nombreux et les contacts plus rares. Cette pratique est également adaptée au contexte africain peu doté en espaces de pratique, en matériel et avec beaucoup d'enfants sur le terrain. Tout l'enjeu aujourd'hui, si l'on veut que le rugby devienne un outil d'éducation
à part entière, c'est de simplifier les règles et d'axer beaucoup plus nos actions vers la formation des enseignants et des communautés éducatives, pour qu'ils aient envie de l'utiliser dans le temps scolaire ou en dehors, pour faire passer des valeurs aux enfants et tenter de répondre à des problématiques de société en lien avec les ODD.

Photo : Terres en Mêlées

De manière très concrète quels types de projets sont mis en place par « Terres en Mêlées »

Pierre Gony : Le dispositif « Alafia » qui signifie « Paix », co-construit par les équipes togolaises et burkinabè en 2021 et est aujourd'hui déployé au Togo, au Burkina Faso, au Maroc et à Madagascar. L'objectif de départ est de faire face à la montée de l'islamisme radical et du terrorisme sur ces territoires en Afrique de l'Ouest. Beaucoup de membres de nos équipes au Burkina Faso et au Togo ont vécu ou vivent encore dans ces zones sous tension, et ils étaient convaincus qu'en unissant leurs forces et leurs compétences, ils pourraient apporter des réponses à ces problématiques. Il y a eu un important travail éducatif, de formation notamment, et aujourd'hui le programme est mis en œuvre dans les 4 pays d'Afrique en prenant en compte les problématiques de chaque territoire.
En Afrique de l'ouest, il vise à promouvoir le vivre ensemble et une culture de paix pour répondre aux enjeux de pacification de la jeunesse et de lutte contre la radicalisation. A Madagascar et au Maroc, le programme est plus orienté sur l'égalité des genres et l'émancipation des jeunes filles. De manière opérationnelle le programme se décline de la même manière dans les 4 pays avec de la formation d'enseignants et d'éducateurs, qui utilisent les contenus éducatifs dans le temps scolaire avec l'appui de nos équipes locales. A la fin des cycles, il y a des rencontres éducatives qui sont organisées. Ce sont en fait des tournois mais sans l'esprit de compétition. On organise aussi des stages pour que les jeunes les plus motivés puissent intégrer les écoles de rugby que nous avons créées ou au sein des Terres en Mêlées Académies.

13 années d'existence, des associations Terres en Mêlées dans 4 pays, avez-vous une idée du nombre de jeunes touchés par vos actions ?

Pierre Gony : C'est difficile à calculer, parce que nous avons des jeunes bénéficiaires « réguliers », d'autres qui viennent uniquement sur les temps d'initiation. Dans les temps de pratique réguliers on dénombre environ 20 000 jeunes bénéficiaires et beaucoup plus lors d'événements plus ponctuels qui touchent d'autres publics et auxquels nous invitons d'autres associations, des ONG, des établissements scolaires pour faire découvrir la pratique du rugby.

Concernant la formation, ce sont environ 600 enseignants et éducateurs qui ont été formés, et à Madagascar nous avons créé une formation diplômante reconnue par l'État malgache, donc un diplôme d'État. Cette formation permet à des enseignants d'avoir la reconnaissance du ministère des Sports et de l'Éducation Nationale pour leur capacité à mener des actions d'éducation par le sport en milieu scolaire.

Photo : Terres en Mêlées

Au-delà de la pratique sportive, qui est bénéfique pour tous, en quoi le sport peut-il être un facteur et un levier de développement ?

Pierre Gony : À « Terres en Mêlées », nous avons la conviction que le sport en général et le rugby en particulier ne peut pas apporter toutes les réponses aux problématiques auxquelles nous sommes confrontés, mais si on prend l'exemple de nos actions auprès des jeunes filles à Madagascar en milieu scolaire, on a des résultats. On les voit s'affirmer, prendre confiance en leur capacité, on voit leur trajectoire de vie qui évolue. Alors bien entendu, lorsqu'on est face à des jeunes filles qui sont victimes de violence, d'inceste, de grossesses précoces, il faut avoir l'humilité de reconnaitre que l'éducation par le sport n'a pas toutes les clefs, et pour pouvoir être plus pertinents et apporter des réponses à ces problématiques, on crée des partenariats avec des acteurs du développement qui ont des compétences sur ces thématiques.

Ce que fait Terres en Mêlées aujourd'hui, c'est identifier sur les territoires quels sont les acteurs qui ont une expertise et qui sont légitimes pour intervenir auprès de ces publics, on se rapproche d'eux et on crée des partenariats pour associer nos compétences et apporter des réponses plus ciblées. Le projet « Ampi'zay » (« ça suffit ») qu'on lance à Madagascar avec le soutien de l'AFD a été co-conçu et il est co-porté avec l'ONG Women break the Silence, qui est spécialisée sur la lutte contre les violences basées sur le genre. Ses membres ont souvent été victimes de ces violences, elles peuvent donc en parler et témoigner. Cette équipe a créé des outils de sensibilisation, des programmes de formation, et mis au point des processus de prise en charge et d'accompagnement des victimes. Le fait d'associer nos compétences respectives crée un cadre très favorable au développement des bénéficiaires. Les jeunes développent ainsi des compétences de vie et renforcent leur confiance en soi dans un
cadre sécurisé. La dynamique de groupe qui s'installe permet d'évoquer ces problématiques, alors qu'elles ne sont pas ou rarement évoquées au sein des familles, des établissements scolaires. Le sport et le rugby en particulier permet d'impulser et d'encourager les échanges.

Comment sont financées les actions que vous mettez en œuvre ?

Pierre Gony : Depuis de nombreuses années, nous sommes soutenus par la Fondation Société Générale et ses filiales en Afrique, ainsi que par des entreprises françaises ou africaines dans le cadre de leurs engagements RSE. Nous bénéficions aussi depuis mars 2024 du soutien de l'Agence Française de Développement, de la Fondation Société Générale et de la Fondation Raja sur le programme Ampi'zay à Madagascar qui vise donc à lutter contre les violences basées sur le genre par la pratique du rugby en milieu scolaire. Nous avons également par le passé été soutenus par la Guilde sur des microprojets. L'appel à projets « Impact 2024 » nous a permis de mettre en œuvre le programme « Alafia » dans 4 pays (Burkina, Madagascar, Maroc et au Togo). Notre modèle économique qui était largement orienté vers le secteur privé ces dernières années, a tendance à s'équilibrer avec la participation plus importante de l'AFD dans nos programmes. J'aimerais ici remercier l'ensemble de nos partenaires, ainsi que les équipes bénévoles et salariées des différentes associations « Terres en Mêlées » sans qui tous ces projets d'éducation par le rugby n'auraient pas pu voir le jour.

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